« Quand tu flottes dans une bulle, la bulle finit toujours par éclater. Et plus la bulle t’a emmené haut, plus la chute est douloureuse » (Malorie Blackman)
À en croire la rumeur publique, les français n’en peuvent plus, déprimés, anxieux, surmenés, exténués, ruinés. Tous les services publics manquent de personnels et de moyens ; les rémunérations sont dérisoires, le pouvoir d’achat en chute libre, les aides en tous genres ridiculement insuffisantes ; les conditions de travail sont intolérables, la précarité croissante, les rythmes harassants. La durée et l’âge actuel de la retraite insupportables (avant même la réforme) ne laissent aux rares survivants que la perspective d’une courte retraite en fauteuil roulant. Les taxes et impôts des autres sont scandaleusement insuffisants tandis les siens sont insupportablement excessifs.
Mais il existe aussi une autre réalité :
- La France n’est plus compétitive : le solde des échanges extérieurs de biens et de services est largement, et de plus en plus, déficitaire depuis 2006, traduisant ainsi que le monde, tout comme les français eux-mêmes, préfère les productions étrangères aux françaises[1]. La France s’appauvrit donc, menaçant ainsi la situation des générations montantes.
- Les services publics mobilisent depuis 1974 une part de plus en plus importante du produit intérieur français mais satisfont toujours moins une population en mal de réalisme : les recettes fiscales sont ainsi passées de 33.7% du PIB en 1974 à 46.1% en 2017[2], record absolu des 40 pays de l’OCDE. Les dépenses sociales publiques ont elles aussi explosé, passant de 20% du PIB en 1980 (6e rang de l’OCDE) à 31.6% en 2022 (record absolu de l’OCDE), principalement sous l’effet de l’augmentation de la part des retraites. Malgré cela la France accuse un déficit public continu depuis 1974[3], là aussi record mondial, portant ainsi la dette publique de 67% du PIB en 2007 à plus de 113% en 2022 (4e rang européen, une dette par ailleurs détenue à plus des deux tiers par des non-résidents ce qui nous rend totalement dépendants, une dette qui coûte en intérêts, au taux actuel, environ 1000€ par an et par français actif). Nous réussissons ainsi à avoir les plus fortes recettes, les plus fortes dépenses, le déficit le plus persistant et l’une des dettes les plus importantes ! En un mot, nous vivons largement au-dessus de nos moyens… sans d’ailleurs que cela nous rende heureux[4]!
- La France est le pays où l’on travaille en moyenne le moins de tout l’OCDE : le nombre d’heures produites en moyenne par an et par personne entre 15 et 64 ans[5], qui était de 817h en 1970 (10e rang de l’OCDE égalité avec l’Allemagne,) est passé en 2018 à 625h (dernier rang de l’OCDE, 27% de moins que l’Allemagne,). En route vers le fameux « droit à la paresse » revendiqué par certains ?
- Un certain nombre de dictatures sont entrées en lutte ouverte contre nos démocraties, spéculant sur notre supposé délitement, attendent notre chute et tentent d’y contribuer activement.
Alors, malgré les promesses mirifiques, les colères, les inquiétudes, les « quoi qu’il en coûte », les divers boucliers, les chèques machins et autres aides, les solutions miracles… qui retardent une vraie prise de conscience, il nous faut accepter la désagréable réalité : faute d’efforts importants de tous, nous-mêmes et nos enfants allons vers un déclin qui nous marginalisera et nous appauvrira collectivement, comme c’est arrivé à tant de civilisations dans l’histoire.
Peut-on encore rêver de concilier une sécurité totale en tous domaines, l’extension indéfinie des services publics, la réduction de la part du travail dans la vie et la recherche d’une croissance constante du pouvoir d’achat en ignorant la nécessité de retrouver notre compétitivité ?
Il est plus que temps de revenir à la réalité et de choisir.
Le psychodrame des retraites est un exemple frappant. On peut ergoter sur les défauts ou qualités de telle ou telle réforme mais une chose est certaine : nos innombrables déficits doivent être comblés et celui des retraites est l’un des principaux. Au-delà du cirque ambiant, on peut constater factuellement quelques éléments incontestables :
- En 2021 l’espérance de vie à 65 ans[6] des hommes est de 19.3 ans dont 10.2 ans sans incapacité. L’espérance de vie des femmes à 65 ans est de 23.1 ans[7] dont 11.8 sans incapacité, sensiblement au-dessus de la moyenne de l’OCDE.
- En 2016, l’âge[8] effectif moyen de départ à la retraite des hommes est de 60 ans, le plus bas de tout l’OCDE, 5 ans en dessous de la moyenne, celui des femmes est de 60.3 ans, le plus bas également de tout l’OCDE, un peu plus de 3 ans en dessous de la moyenne. Sommes-nous juste moins courageux que nos voisins ?
- En 2016, l’espérance de durée de perception d’une pension est ainsi de 21.9 ans pour les hommes, 26.3 ans pour les femmes.
- Le taux de remplacement (rapport entre le montant de la pension et le dernier salaire) est supérieur à la moyenne de l’OCDE[9].
- Le taux d’emploi des « seniors » de plus de 55 ans est l’un des plus faibles de l’OCDE, mais cela provient en grande partie de ce que beaucoup sont déjà en retraite ou en pré-retraite et de ce que la pratique trop fréquente de ruptures conventionnelles généreuses complétées par Pôle Emploi rassemble souvent l’accord des salariés et des employeurs. La fixation d’un âge légal de départ inférieur à celui de nos voisins conduit également à un « effet de bord » démontré par l’effet des différentes réformes depuis 1980 : la seule augmentation de l’âge légal augmente mécaniquement le taux d’emploi des seniors.
- Quant à l’injustice faite aux femmes, elle existe certes dans le déroulement de carrière (cet écart se résorbe progressivement depuis plus de 40 ans), mais les femmes perçoivent pratiquement 4.5 ans de pensions de plus que les hommes et une partie non négligeable d’entre elles perçoit une pension de réversion. On pourrait imaginer, avec un peu d’humour, retarder l’âge légal de départ à la retraite des femmes de 4 ans ce qui augmenterait leurs droits et égaliserait les durées de retraite avec les hommes !
- Il est surprenant que certains essayent d’entrainer les jeunes dans leur mouvement alors que cette réforme leur est favorable : en effet, elle a pour première conséquence de réduire le coût des retraites pour les actifs, donc d’augmenter leur pouvoir d’achat et nul ne peut prévoir ce que sera le régime des retraites dans 40 ans si ce n’est qu’il dépendra essentiellement des actions et de la descendance de cette nouvelle génération durant ces quarante ans.
- Certains reprochent aux retraités actuels, d’avoir bénéficié d’une retraite plus tôt mais on peut noter que les retraités actuels ont effectué au moins la moitié de leur carrière à 39h par semaine… et pas à 35[10].
- S’il est indiscutable que la pénibilité peut avoir des effets sanitaires (tout en remarquant que ce ne sont pas forcément les métiers les plus pénibles qui disposent de régime spéciaux), il est non moins indiscutable que les conduites à risque (tabac, alcool, stupéfiants, mobilité…) et les habitudes alimentaires (qui ne sont pas dues, quoi qu’on en dise, au seul niveau de vie) ont un rôle déterminant sur les décès prématurés[11]. Ne serait-il pas préférable de renforcer les actions d’éducation et de prévention plutôt que d’avancer l’âge de départ en retraite ?
- On constate également que la santé n’est pas le motif principal de départ à la retraite, largement devancé par l’atteinte de l’âge légal, l’obtention du taux plein, ou la simple envie de ne plus travailler[12]. La fréquence croissante des cumuls emploi-retraite et des travaux non déclarés post retraite montre bien qu’il est souvent possible de travailler un peu plus.
- Le temps ludique passé devant le petit écran (en moyenne de 4H16 par jour et par français, sans compter les smartphones[13]) n’est-il pas pour partie à l’origine du sentiment de surmenage, de la limitation du temps social et d’un recours massif à la malbouffe ?
Alors, si au lieu du chahut, des insultes, des slogans, des blocages… chacun acceptait de partager le constat de la réalité. On pourrait peut-être, sans diaboliser l’adversaire, sans cultiver les détestations, le ressentiment ou les peurs, mais sans méconnaitre la diversité des envies (qui ne sont pas toutes des droits !), rechercher ensemble des solutions pragmatiques qui offrent à chacun une juste place sans compromettre la prospérité de nos enfants, en quelque sorte des solutions qui évitent, deux siècles après la Bérézina, une « retraite de France ».
Le tableau en tête de l’article est un tableau de Paul de Vos, peint vers 1630 intitulé « Combat d’un coq et d’un paon » et se trouvant au Musée Calouste Gulbenkian, de Lisbonne
[1] https://fr.statista.com/statistiques/479363/solde-echanges-exterieurs-france/
[2]Tous les chiffres donnés ici sont issus des tableaux comparatifs de l’OCDE accessibles par le lien https://stats.oecd.org/Index.aspx?lang=fr&DataSetCode=PDB_LV ou d’Eurostat où chacun pourra trouver tous détails souhaités sur les méthodes de calcul et refaire les tableaux qu’il souhaite. D’une manière générale, les valeurs en montant sont exprimées en parité de pouvoir d’achat entre les différents pays et les séries chronologiques en monnaie constante.
[3] Le déficit public moyen de 2000 à 2021 est de 4% du PIB chaque année soit en valeur actuelle environ 92 Milliards € par an
[4] Comme la plupart des foyers surendettés d’ailleurs
[5] C’est le nombre d’heures totales produites en France divisé par le nombre de français dans la tranche d’âge choisie.
[6] L’espérance de vie à 65 ans (84,3 ans pour les hommes et 88.1 pour les femmes) est supérieure à celle à la naissance et à celle à 60 ans puisqu’elle ne concerne que les personnes qui ne sont pas décédées préalablement
[7] Globalement c’est la même que celle à 60 ans en 1981 lorsque la retraite à 60 ans a été instaurée, traduisant que la vie s’est allongée depuis plus de 5 ans depuis cette date. https://www.insee.fr/fr/statistiques/4160025
[8] Ce chiffre est différent de l’âge légal de départ à la retraite compte tenu de multiples mesures sociales et de choix personnels. Dans certains pays cet âge réel est supérieur à l’âge légal.
[9] Sauf pour les très petits revenus inférieurs à la moitié du salaire moyen
[10] 4 h par semaine en plus durant 20 ans correspondent à peu près à 2 ans de travail à 35h par semaine
[11] https://www.irdes.fr/EspaceEnseignement/ChiffresGraphiques/Cadrage/IndicateursEtatSante/IndicateursMortalite.htm
[12]https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-05/Fiche%2019%20-%20Les%20motivations%20de%20d%C3%A9part%20%C3%A0%20la%20retraite.pdf
[13] https://100media.themedialeader.fr/mediametrie-veut-mesurer-laudience-des-plateformes-dici-deux-ans