Mercredi, la barbarie a surgi dans notre quotidien. Une barbarie qui a massacré sauvagement des femmes et des hommes qui bravaient courageusement depuis des années un danger qu’ils assumaient. Dessinateurs, policiers, agents de surveillance ou autres, ils sont aujourd’hui, ce que furent il y a 70 ans les résistants: des héros qui ont choisi, au péril de leur confort, de leur famille, de leur peur quotidienne et de leur existence, de défendre sans concessions les valeurs de liberté qui les animaient. Même si, comme il y a 70 ans, on peut avoir des réserves sur certains moyens employés.
Et le pays entier, comme il y a 70 ans, provisoirement presque unanime, submergé par l’émotion, leur rend un extraordinaire hommage, d’autant plus vibrant qu’il permet à chacun, dans l’exaltation du moment, de croire leur ressembler un peu, et de s’exonérer, un bref instant, de ses petites ou grandes lâchetés d’hier, voire pour certains de retrouver une honorabilité un peu ébréchée.
Et puis, malheureusement, l’émotion passera sans doute, l’unanimité et l’exaltation aussi, il faut bien vivre. Les malheureux morts de l’épicerie de la porte de Vincennes rejoindront la litanie des faits divers et les héros de Charlie et de la police verront la plaque offerte par la République s’estomper au fil des ans sous quelques fleurs fanées. Un attentat, des illuminés, des terroristes. En attendant d’autres fous, d’autres attentats, d’autres terroristes qui reprendront le flambeau.
Surtout éviter toute analyse sérieuse, ennuyeuse, de l’évènement, de ses causes, des enchainements historiques qui nous ont amenés là…. Passez votre chemin, le spectacle doit continuer, « J’aimais ton rire, charmante Elvire »[1] !
Et pourtant, ce n’est pas un simple attentat, c’est un acte de guerre, stupéfiant, intolérable, injustifiable, mais malheureusement pas inexplicable. Une guerre conçue ailleurs par des gens qui ont fait de l’Occident leur ennemi mortel, une guerre bizarre dans laquelle il n’est pas forcément nécessaire de recruter formellement quelqu’un pour inspirer ses actes. Un acte de guerre inscrit dans l’objectif éternel de tous les révolutionnaires en mal de dictature: terroriser pour que chacun devienne docile et se taise, développer la peur de l’autre pour détériorer les conditions de vie et rendre malléable, mener des actions spectaculaires pour asseoir son propre prestige.
La dictature emprunte ainsi depuis toujours des chemins bien balisés : détecter, amplifier et exploiter le mal-être ou la peur d’un groupe, désigner un coupable pour en faire un ennemi, proposer des solutions aussi miraculeuses que simples, et un sauveur pour les mettre en œuvre. Et il s’est toujours trouvé des esprits assez faibles[2] pour croire en ces chimères, assez fous pour s’y associer, assez naïfs pour en faire la promotion. Avant que la nouvelle dictature, enfin établie, ne les trahisse, ne les dévore et achète grassement une nomenclatura mercenaire qui assurera sa domination.
On aurait tort de voir dans la foi musulmane le cœur du problème en France, ce n’est qu’un prétexte aux mains des barbares (ou de pouvoirs qui l’instrumentalisent à leur profit, avec la complicité, au moins tacite, de certaines hiérarchies religieuses) et la barbarie n’a guère eu besoin des musulmans ou de toute autre religion pour dévaster le monde. Faut-il citer ici le nazisme, le stalinisme, le maoïsme, le franquisme, le génocide cambodgien, celui du Rwanda, les dictatures sud-américaines, les terrorismes basques, corses, le conflit ukrainien, ou toute autre idéologie qui cherche à imposer ses vues par tous les moyens.
Certes les religions ont été le prétexte à de nombreux autres conflits, mais du catholicisme à l’hindouisme en passant par le protestantisme, le bouddhisme, le judaïsme ou l’islam et bien d’autres, laquelle a su échapper à la tentation du pouvoir ou éviter l’émergence d’extrémistes intransigeants et belliqueux ?
Alors ?
Il faut bien dire que, depuis deux siècles, les peuples arabes et du moyen orient sont dirigés par des régimes majoritairement dictatoriaux, incapables ou fantoches, parfois plus ou moins manipulés par l’une ou l’autre des puissances du monde, gérant ici ou là ses intérêts du moment.
Pour se limiter à la fin du XXe siècle, durant la guerre froide, les deux blocs ont souvent soutenu aveuglément des régimes ou des guérillas injustifiables, une instrumentalisation aveugle aux besoins des populations et aux conséquences à moyen terme.
Ainsi se sont peu à peu exacerbés des nationalismes locaux, encouragés encore par les humiliations militaires subies face à Israël et son indéfectible allié américain.
Dès 1973, les pays de l’OPEP face à cette humiliation, quadruplent les prix du pétrole, l’Arabie saoudite et les états du Golfe obtenant ainsi des moyens financiers quasi illimités qui permettront de soutenir des mouvements très divers anti israéliens, ou anti russes en Afghanistan, mais sélectionnant toujours des mouvements fondamentalistes musulmans. La révolution iranienne de 1979 amplifiera le mouvement tout en ravivant d’anciennes divisions entre sunnites et chiites. La guerre Iran-Irak de 1980 à 1988 où l’Irak fut largement soutenu par les occidentaux, la guerre d’Irak de 1990-1991, l’invasion de l’Afghanistan de 2001 puis la nouvelle guerre d’Irak de 2003, l’incapacité totale de la communauté internationale à résoudre le problème syrien, ancrent d’importants groupes de population dans leur haine farouche de l’occident (et de ses alliés) et dans un fondamentalisme religieux, étendard identitaire évoquant un glorieux passé et offrant à chacun une perspective ressentie comme valorisante .
Ajoutons que l’intransigeance israélienne, liée au fondamentalisme de certaines minorités juives et au populisme insupportable de dirigeants qui multiplient les provocations et les excès, sans réaction réelle des Nations Unies, empêche toute solution de paix dans la région et justifie aux yeux de certains les exactions des extrémistes musulmans, tout comme l’anticommunisme a parfois justifié aux yeux de certains l’engagement aux côtés des nazis. Notons au passage que le seul homme d’état israélien qui ait réellement recherché la paix, Yitzhak Rabin ne fut pas assassiné par un terroriste arabe mais par un extrémiste juif (1995). Et rappelons que la paix ne peut en général être trouvée sans réel homme d’Etat, qui, au nom du plus fort, ait le courage et la force de tendre la main au plus faible.[3]
Il faut beaucoup d’optimisme pour imaginer que les dirigeants de la communauté internationale puissent un jour mobiliser et coordonner leurs forces pour résoudre ces problèmes plutôt que pour des demi mesures, des solutions à court terme, le soin de leurs egos et de leur popularité ou d’inavouables intérêts.
Bon d’accord, mais cela n’explique pas que quelques milliers de français, ici, en France, soient tentés par ces thèses extrémistes, voire même s’y engagent résolument.
Soyons clairs, ils sont une très faible minorité de la population, d’origine immigrée ou non, et, quelles que soient leurs difficultés, ils sont des esprits égarés mettant en danger notre communauté nationale. Ils doivent être combattus avec toute l’énergie nécessaire ce qui est bien loin d’être le cas en Europe.[4] On aurait grand tort de croire qu’ils sont de malheureuses proies d’on ne sait quelle propagande sur internet ou ailleurs, qu’il suffirait d’interdire pour résoudre le problème. Ils cherchent partout un sens à la vacuité de leur existence, et trouveront toujours, là ou ailleurs, une illusoire issue, comme d’autres soignent leur mal être dans d’autres extrémismes.
Mais on courrait un danger plus grand encore en associant à ces extrémistes toutes les populations d’origine immigrée ainsi rejetées ou ostracisées. Soyons pragmatiques, il n’y a que deux solutions : parvenir à ce que ces populations trouvent dans notre communauté nationale une dignité, un sens à leur vie et des perspectives, ou bien glisser vers une décomposition de notre société avec toutes les menaces que cela comprend.
Certes, notre pays vit depuis plusieurs années une situation économique difficile qui rend plus difficile le quotidien de beaucoup, mais ceci n’explique pas tout. C’est avant tout une perspective qui manque.
Il n’y a aucune parole publique susceptible de donner un sens à la vie ou aux difficultés de chacun. Les hommes politiques ne font plus de politique depuis des décennies et sont devenus de simples politiciens. Ils mettent tant d’excès à discréditer leurs « ennemis », qu’ils discréditent souvent la République elle-même et ses valeurs. Ils veulent tant plaire à tous[5] qu’ils limitent leurs discours et leurs actes à l’insignifiance des suggestions de leurs communicants. Ils ont oublié le but et la grandeur de leur tâche, ils ne sont plus que les directeurs marketing de l’action publique, dévalorisant chaque jour un peu plus une démocratie qui tourne au spectacle.
Il n’y a aucune parole qui aide chacun à devenir pleinement citoyen et à comprendre les enjeux de ses choix. Les medias, dont ce pourrait être un rôle, se concentrent la plupart du temps sur la course à l’audience (au chiffre d’affaires) offrant des tribunes inouïes à tous les excès, ou profèrent une parole partisane visant plus à enrôler qu’à informer.
Il n’y a aucune parole qui offre des repères de construction stables pour les enfants, tant l’école s’est égarée dans l’animation-séduction des enfants et des parents, victime des incessantes oscillations idéologiques ou démagogiques de ses ministres, du manque de pragmatisme de ses élites plutôt choisies pour leur docilité ou leur réputation que sur leur capacité à traiter les problèmes concrets de l’éducation nationale, de la politisation excessive de ses syndicats, d’une sélection et d’un avancement des enseignants sans rapport avec les compétences nécessaires au métier, des attentes excessives des familles et, en fin de compte, de l’incapacité de tous à lui donner une finalité claire.
Il a fallu le drame de cette semaine pour que politiques et Education Nationale réalisent brutalement (et sans doute brièvement) qu’il était temps d’expliquer clairement ce qu’étaient le vivre en commun et la laïcité jusque-là trop souvent seulement brandie comme arme contre toutes les religions.
Alors, en cette période d’émotion, rêvons un instant. Imaginons que le choc de cette semaine amène nos hommes politiques à comprendre réellement ce qui se passe, à ne pas limiter leur action à une simple (mais nécessaire cependant) réaction sécuritaire et à choisir, à l’international, comme en Europe, de faire vraiment, courageusement, de la Politique. Imaginons que les medias réfléchissent sur leur fonctionnement et leur rôle. Imaginons que chaque citoyen prolonge sa réflexion d’aujourd’hui. Charlie Hebdo n’aura pas seulement servi la liberté de la presse, Charlie hebdo aura servi le monde.
L’espérance est déjà un sens de la vie.
PS: Certes je suis Charlie, mais pas charlot. Me fera-t-on croire que l’équipe de Charlie Hebdo, arrivée au ciel qui n’existe pas, ait réussi à convertir, au rire, à la liberté de la presse et des opinions, en 48h chrono, Viktor Orban, Benyamin Netanyahou, Sergueï Lavrov, Ahmet Davutoglu, Ramtane Lamamra pour n’en citer que quelques-uns. A moins que….(soupirs)
[1] Les loups sont entrés dans Paris, chanson de Albert Vitalie, sur une musique de Louis Bessières, immortalisée par Serge Reggiani.
[2] Cette faiblesse n’est pas l’exclusivité de classes populaires ou désavantagées, pensons ici, par exemple, à l’engagement massif des intellectuels dans le soutien du stalinisme ou du maoïsme dans la seconde moitié du XXe siècle.
[3] Ajoutons que la communauté juive de France serait sans doute moins exposée si ses représentants étaient moins impliqués dans une défense systématique des positions d’Israël. Tout comme la communauté musulmane serait moins exposée si les discours d’une partie de ses hiérarques n’étaient pas aussi ambigus sur sa compatibilité avec les valeurs et la lois de la République.
[4] Rappelons qu’en d’autres temps, d’autres français se sont aussi engagés avec violence pour des causes étrangères bien discutables.
[5] Revoyons, hier, après une manifestation, le Président de La République, attendant piteusement en kippa, Benyamin Netanyahou, devant une synagogue.
Enfin une analyse pertinente sur les enjeux actuels de notre société. Si chacun de nous, à quelque niveau que ce soit, privilégiait le long terme sur le court terme, peut être ne solutionnerait-on pas tout d’un seul coup, mais enfin commencerions nous à tracer une voie qui privilégie la construction sur la destruction.
Donc une vraie raison d’espérer dans un monde qui parait être en déliquescence, et un motif fort pour redonner du sens à sa vie.
Redonner du sens à la chose publique (res publica) pose comme hypothèse que le projet politique soit lisible et que son détenteur-dépositaire soit convaincu. Aujourd’hui combien d’individus peuvent affirmer qu’ils possèdent la version réelle du projet social collectif et/ou connaissent la force des convictions de son représentant politique ? Personne. Dès l’or à défaut de certitudes on se cramponne à l’image couplée à une cohérence du discours…c’est là que débute le danger de la perte de sens. Les actes quotidiens brouillent la force des idées et les failles du discours mettent à mal la respectabilité du processus de mise en œuvre du projet politique. Qui du dictateur ou du politique menteur est le plus dangereux?
Cordialement.
Je crois fort heureusement que le choix n’est pas entre la dictature ou le mensonge politique, mais que l’on peut rêver d’une société dans laquelle politiques (et medias) s’attacheraient à l’exercice d’une réelle démocratie en explicitant les enjeux des choix plutôt qu’en imposant des choix décidés ailleurs.
Cordialement
Avant même d espérer aux actions de demain, constatons déjà ce sursaut d humanité. Ce qui a frappé lors de cette marche c est bien l esprit d union et de tolérance pour un instant retrouvé. C est donc qu il n est pas mort…
Merci pour cette analyse toujours aussi pertinente et originale.
Comme le dit le dernier paragraphe, imaginons, rêvons même que tout cela serve à quelque chose et ne reste pas lettre morte. Espérons également ne pas être déçu par nos Politiques. Une fois de plus.