Différences, hiérarchies, avantages et privilèges

Depuis toujours il existe chez les humains, comme dans le monde animal, des différences entre les individus : physiques, comme la taille, la beauté, la force, la rapidité ou l’agilité, intellectuelles, comme la capacité d’abstraction, l’habileté, les talents d’orateur ou d’écrivain, sociales, comme le charme, le charisme ou la capacité de séduction…
Et celles de ces différences qui sont pertinentes dans un contexte donné fondent les hiérarchies de ces époques ; par exemple : la force quand les débuts de l’agriculture ont imposé la défense de territoires, la capacité stratégique quand la structuration de la société a créé des armées plus nombreuses, la force de caractère quand des périodes tragiques exigent des chefs courageux, la capacité de séduction quand la technologie fait de la télévision le moyen de conquête des pouvoirs…
Ainsi sont nées, à toutes époques, et dans toutes civilisations, des hiérarchies politiques, militaires, religieuses, industrielles, commerciales, libérales….fondées sur les valeurs ou les besoins du moment de tout ou partie d’une population.
L’engagement de ces hiérarchies est d’assurer à leur population la satisfaction de leur besoins principaux : sécurité, nourriture, revenus, travail, éducation ou autre…Et la population concernée accepte, bon gré mal gré, sa soumission.
On peut discuter à l’infini de la pertinence et de la nécessité de ces hiérarchies, mais l’histoire montre qu’aucun système anarchique (c’est à dire sans hiérarchie) n’a jamais pu s’installer de manière durable dans un groupe humain de taille significative.
Accessoirement, pour s’imposer durablement, ces hiérarchies doivent promettre à tous une forme d’égalité qui confère à chacun une égale dignité. Mais le type même d’égalité proclamée n’est pas indifférent puisqu’il entraîne fatalement l’acceptation d’inégalités d’un autre ordre, souvent au profit de ces mêmes hiérarchies en place. Ce fut longtemps l’égalité devant l’au-delà, qui légitimait l’inégalité terrestre. Puis l’égalité des droits (masculins pendant plus d’un siècle) à la fin du XVIIIème siècle peu gênante pour la bourgeoisie quand elle supplanta la noblesse. Egalité des droits améliorée ensuite en « égalité des chances », concept ô combien large qui servit toutes les causes selon qu’il devint « un même enseignement pour tous », « à chacun selon son mérite », « une égale liberté pour tous » , ou « à chacun selon son travail ». On vit même un improbable dévoiement de l’égalité des chances transformée en « à chacun selon ce qu’il rapporte ». Notons ici que cette égalité des chances justifie par avance toute inégalité des situations réelles puisque, dans ce cadre « ne peut être démuni que celui qui l’a cherché ».
Sans penser que ces hiérarchies soient uniquement préoccupées de leur intérêt propre, force est de constater que bien peu d’entre elles ont résisté à la tentation de s’octroyer divers avantages : revenus, luxe du quotidien, lieux ou loisirs réservés, privilèges sexuels, parcours éducatifs privilégiés des enfants, népotisme, exemption des règles imposées aux autres, perpétuité de situation, voire même transmission héréditaire….
Et la simple observation permet de constater comment cette tentation s’auto entretient, les avantages des uns justifiant la progression de ceux des autres dans une course sans fin seulement arrêtée par des limites naturelles infranchissables ou de fortes réactions des populations concernées.

Trois problèmes se posent à ce stade : ces avantages sont-ils justifiés d’une manière ou d’une autre? Est-il possible ou souhaitable de les supprimer? Sinon, dans quelles conditions sont-ils admissibles et comment rester dans ces limites ?

Sur le premier problème, l’avantage de droit divin ayant un peu perdu de son lustre, de nombreux arguments en faveur de ces avantages sont avancés, souvent bien fragiles :

– La nécessaire liberté d’esprit des hiérarchies qui doivent être libérées de toutes contingences matérielles pour pouvoir, dans l’intérêt de la société, se consacrer entièrement à leur mission. Mais peut-on diriger sans se confronter un minimum à la « vie réelle » ?
– Le mérite, mais sait-on hiérarchiser le mérite entre un champion d’Europe d’aviron et un champion d’Europe de football, entre un étudiant handicapé et un bien portant réussissant également, entre un paysan africain qui cultive sa terre de ses seules mains et un fils de famille qui entre dans une grande école ?
– La valeur économique générée, mais comment l’affecte-t-on entre les différents acteurs de sa création : société qui forme les personnels et créé les infrastructures, chercheurs à l’origine des concepts utilisés, créateurs de produits ou de sociétés, producteurs, commerciaux, dirigeants, investisseurs… ? Doit-on de surcroît pondérer cette valeur de son utilité sociale ?
– Les diplômes, mais sont-ils une dette vis-à-vis de la collectivité qui a financé le système éducatif ou un capital que l’on peut faire fructifier à son propre profit ? Et quelques années d’études non rémunérées valent-elles des rémunérations doublées, triplées ou quadruplées durant 40 ans de carrière ?
– La prise de risque, mais à cette échelle-là comment justifie-t-on la situation d’un mineur de charbon chinois ou africain par rapport à celle d’un trader hongkongais ? Et les risques pris par un grand patron, un homme politique ou un financier sont-ils supérieurs à ceux d’une ouvrière du textile de Haute Loire à la merci de décisions prises ailleurs ?
– L’utilité sociale, la contribution au bonheur ou au bien-être collectif, mais sait-on classer l’agriculteur qui nous nourrit, l’enseignant qui nous éduque, le médecin qui nous soigne, le créateur du smartphone, le politique qui construit notre société ou l’abbé Pierre ?
– La responsabilité, mais de laquelle parle-t-on, du risque que l’on fait prendre aux autres ou du risque que l’on prend soi-même ? Et les dernières années nous ont bien montré que ce n’était pas identique.
– La quantité de travail, selon une proposition de Marx, mais justifierait-elle des écarts de plus de 1 à 4 ?
– La rareté et la singularité des talents, mais outre le fait qu’il est bien rare de voir un talent s’épanouir seul, sans concours extérieurs, est-on certain que les talents de footballeurs soient plus rares que ceux des alpinistes ou des souffleurs de sarbacane ?
– La chance ???

Pour autant peut-on imaginer une société dans laquelle les hiérarchies ne disposent d’aucun avantage, une société parfaitement égalitariste pour reprendre un mot qui fâche ?
L’expérience historique n’a jamais montré le succès d’une telle société et les régimes qui ont suivi cette voie ont été contraints au totalitarisme pour stopper la résurgence permanente et spontanée de ces avantages, à la négation des différences individuelles et des identités (qui n’a rien à voir avec la suppression des inégalités) et finalement, pour assurer leur propre survie, à la restauration des avantages au seul profit de leurs membres. On constate dans ces régimes totalitaires, que la plupart de ceux qui ont les qualités et les ambitions de la réussite, quelles que soient leurs convictions, ont adhéré au régime pour bénéficier des avantages qui y étaient liés.

L’approche biologique conduit à la même conclusion : cette recherche d’avantages est profonde et existe déjà chez de nombreux animaux où la hiérarchie procure presque toujours des avantages en termes d’accès à la nourriture, à la reproduction et au territoire. On pourrait citer, chez l’homme comme chez la femme, l’influence croisée du taux de testostérone sur la recherche de dominance, et de la réussite sur le taux de testostérone. Et le caractère primitif de cette recherche d’avantages par les hiérarchies est encore conforté par l’existence d’un circuit cérébral de récompense délivrant de la dopamine en cas de satisfaction de besoins physiques ou psychiques, qui est souvent considérée comme la source principale de la motivation.
Une conclusion s’impose : bien qu’aucun argument indiscutable ne les justifie, ces avantages semblent, sinon inévitables, tout au moins très profondément ancrés dans le fonctionnement humain. Et l’on pourrait considérer qu’ils sont le résultat d’un compromis entre les aspirations de ces hiérarchies et la tolérance de leur population qui leur envoie ainsi une incitation et une injonction à l’efficacité dans l’espoir des bienfaits qu’elle en attend.

Selon les lieux et les époques, cette tolérance peut varier, dans son ampleur comme dans son objet.
On peut considérer que l’ampleur a un rapport avec l’importance ressentie des bienfaits attendus. On a toléré durant quelques siècles les avantages immenses de ceux qui étaient capables de nous donner le bien être auprès de Dieu. On tolère aujourd’hui les fortunes de ceux qui nous amusent, acteurs, joueurs de foot ou autres. On tolère moins dans de nombreux pays, les avantages de ceux qui nous font travailler, les patrons, ou de ceux qui nous gouvernent. On ne tolère pratiquement nulle part, et depuis bien longtemps, les avantages des usuriers, banquiers et autres financiers.
Quant à l’objet, la tolérance est très faible sur la ou les valeurs centrales d’égalité de la société : par exemple, la population des démocraties n’admet guère aujourd’hui les avantages en termes de droits qui furent autrefois tolérés : exemption des règles imposées aux autres, privilèges sexuels, parcours éducatifs privilégiés des enfants, népotisme, droits héréditaires…. Mais elle tolère souvent plus facilement les avantages en termes de biens ou de revenus.

De fortes variations de cette tolérance surviennent généralement lorsque les populations concernées modifient leurs valeurs d’égalité ou lorsque les bienfaits attendus deviennent insuffisants. Apparait alors le sentiment que les avantages des hiérarchies se transforment en injustes privilèges.
Ces modifications peuvent prendre la forme d’une résistance de plus en plus forte exprimée différemment selon les systèmes : vote de rejet (ou abstention ou réponses à sondages) en système démocratique, contestations ou grèves dans les systèmes économiques, manifestations et protestations, abstention d’achat dans les systèmes commerciaux…
Il faut aussi se souvenir que dans le monde animal, comme dans l’histoire humaine, une population considérant que la soumission à sa hiérarchie est un échec ne lui apportant durablement pas les avantages attendus, se révolte souvent. Et ces révoltes ou révolutions sont souvent accompagnées dans l’histoire humaine de changements importants des systèmes de valeurs :on peut songer ici à la révolution française qui substitua l’égalité des droits au droit de la naissance, ou aux printemps arabes qui préfèrent la religion (l’égalité devant l’au-delà) au désespoir d’attendre indéfiniment une égalité des chances que le despotisme et la cupidité infinie de leurs dirigeants ne leur laissaient plus espérer.

On pourrait résumer ainsi cette réflexion : il existe toujours dans les sociétés, des individus qui utilisent des différences pertinentes pour faire progresser leur situation, parvenir à des positions dominantes et s’attribuer alors des avantages concrets. La recherche de ces avantages est une course sans fin jusqu’aux limites, parfois brutales, qui leurs sont imposées par des éléments naturels, des contrepouvoirs réels ou la disparition de la tolérance des populations.

 

 

 

Note : on constatera que cet article n’est pas consacré au problème global de l’inégalité mais seulement à l’un de ses aspects pratiques dont la suite du blog montrera l’intérêt dans notre contexte de mondialisation. Pour une réflexion plus globale sur l’inégalité, on ne peut que conseiller la lecture de « Théorie de la justice » de John Rawls et de « Repenser l’inégalité » ou « L’idée de justice » d’Amartya Sen et son concept de valeur d’égalité)

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