Au petit matin, quelque part au Nord du Mozambique, un homme, à tort ou à raison, en poursuit un autre en hurlant. Quelques minutes après, il est rejoint par 200 oisifs qui se trouvaient là sans savoir qui est poursuivi, à quoi il ressemble, ni rien de la situation. En quelques instants, la meute rejoint le fugitif, ou quelque autre qui a eu le malheur de se trouver là, et le lynche.[i]
La mécanique est éternelle : un mécontent proclame à tort ou à raison sa colère, et fédère immédiatement la fraternité militante d’indignés ordinaires ou d’oisifs à la recherche d’une raison de vivre. Nul n’est besoin de connaître la cause ou le bien-fondé de la colère, le charisme ou la proximité du mécontent tient lieu d’argument. Nul n’est besoin d’examiner le fond du problème, il n’existe pas de colère injustifiée. Nul n’est besoin d’entendre d’autres points de vue tant la cohésion instantanée du groupe conforte l’évidence de la position, l’inutilité de tout dialogue et de tout instant de doute.
Des prétendues sorcières brûlées au moyen âge, aux pogroms d’Europe centrale en passant par le massacre de la Saint-Barthélemy, les guillotinés de la Terreur de 1793 ou tant d’autres, la cohorte des victimes du procédé est sans fin.
Oui, mais tout cela relève bien entendu d’un passé révolu ou de pays prétendument sous-développés. Chez nous, en France, nous révérons les philosophes des Lumières, chantres de la réflexion, de l’esprit critique et de la tolérance. Nous bénéficions de l’éducation obligatoire aux valeurs si brillamment rappelées dans la « lettre aux instituteurs » de Jean Jaurès. La plupart de nos jeunes poursuivent leurs études jusqu’au baccalauréat et l’exercice de la démocratie nous civilise depuis plus d’un siècle et demi, amenant sans doute chacun d’entre nous à la réflexion, au dialogue et à l’apaisement des échanges. Mais est-ce si sûr ?
Certes, on assassine un peu moins, mais chaque responsable associatif, chaque élu local, chaque personne au contact du public, chaque citoyen, voit bien que la capacité de lecture, d’étude ou de réflexion, le dialogue et la tolérance, la recherche de consensus cèdent chaque jour un peu plus de terrain à la violence au moins verbale, au conflit, à la fougue, à l’impétuosité, à l’emportement et aux sombres pratiques décrites plus haut.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
L’analyse met en lumière l’essor d’une sorte d’individualisme libertarien : mon envie, mon exigence, mon vouloir, mon opinion sont indiscutables et non négociables. Tout dialogue avec l’Autre ou le représentant des Autres[ii] est donc inutile et même illégitime. Tout interlocuteur qui n’admet pas mon exigence est disqualifié. L’évocation même d’un intérêt général ne peut être qu’une attaque personnelle ou une manipulation cachant au mieux des intérêts inavouables. Tout accord serait une lâcheté. Et il se trouve dans tout groupe quelques indignés[iii] que cet individualisme libertarien fédère autour de chaque colère, indépendamment même du sujet abordé.
Il est sans doute difficile de rechercher tous les déterminants de cette situation. Tentons cependant d’en souligner quelques-uns.
- L’homme occidental a éloigné Dieu, il est donc tout puissant, mais aussi seul responsable de son destin qu’il doit réaliser entièrement en une seule vie faute d’espoir d’au-delà. Il n’y a donc aucune justification au compromis.
- La conquête de l’énergie a fait exploser la productivité et anéanti la distance. L’offre est donc si abondante et excédentaire qu’il faut constamment séduire et courtiser le consommateur. Même les pouvoirs publics ne peuvent plus guère prendre le risque d’intervenir au risque de chocs économiques graves.
- La multiplication à l’infini des médias[iv] a conduit à un durcissement de leur contexte économique, à une segmentation qui ne propose à chaque public que ce qu’il veut lire, voir ou entendre. Tout documentaire sérieux ou tout débat réel susceptible d’ouvrir l’esprit des auditeurs devient impossible puisqu’il pourrait les indisposer par des opinions contraires aux leurs. La concurrence pousse maintenant des programmes de plus en plus démagogiques[v] privilégiant toujours le spectaculaire, le pugilat et la fulgurance sur la raison. Le politique est contraint aux jeux de cirque. Dans une démocratie médiatique, seule la démagogie fonctionne.
- L’envahissement des « réseaux sociaux » a amplifié le phénomène, d’autant que les fameux algorithmes n’envoient à chacun que ce qu’il est supposé vouloir voir. Vous avez donc bien peu de chance de lire cet article si Facebook, Twitter ou autre… pensent qu’il n’est pas pour vous.
- Cette sollicitation permanente génère chez les adultes un stress destructeur, et chez les enfants l’élimination des temps d’ennui qui abritaient autrefois leur imagination, leur créativité, en un mot leur construction. Qui imagine lire un dossier dépassant quelques lignes, recueillir sur internet ou ailleurs des informations et avis pertinents, réfléchir quelques instants aux différentes facettes du problème, avant de fixer une opinion définitive et intangible sur toute question ? L’immédiateté est plus importante que la pertinence. Chacun imaginait que le développement de l’instruction éliminerait ce type de comportement, chacun doit aujourd’hui constater l’échec de cette utopie.
- Le mail, le SMS ou le tweet ont remplacé l’échange oral et la lettre réfléchie. Ce sont des procédures instinctives, instantanées, donc invasives (qui lit encore tous ses mails ?) et génératrices de multiples malentendus : ce sont des procédures (mal) écrites, rapides, dans lesquelles l’émetteur pose un texte souvent sans recul et sans aucune synchronisation avec l’interlocuteur, au contraire d’une conversation directe ou téléphonique, au cours de laquelle, le ton, l’attitude, le regard, les mots peuvent conduire à plus d’échange, d’approfondissement et de consensus. La précipitation d’un message écrit trop vite, non précédé d’échanges oraux a toujours créé méprises et conflits.
- L’institution scolaire elle-même, confrontée à cette sur-sollicitation des enfants (et parfois des maîtres eux-mêmes) et à cet individualisme libertarien de trop de parents, peine à retenir l’intérêt et l’attention des élèves. Elle masque cette difficulté en éludant les questions difficiles, et par un laxisme croissant de la notation et des diplômes renforçant le sentiment de toute puissance de chacun.
En un mot, nous sommes cajolés et gâtés par l’affaiblissement d’organisations médiatiques, économiques, politiques ou sociales qui nous craignent, confortés dans la conscience de notre inestimable valeur. Nous devenons ainsi capricieux et colériques, à la merci, faute de réflexion, de la vénéneuse séduction d’idées trop simples (y compris les nôtres !). Puissions-nous ne pas avoir besoin d’un désastre pour revenir à une société plus éclairée.
[i] Scène vécue par l’auteur en 2010
[ii] Qui, comme chacun sait, sont l’Enfer
[iii] Souvent minoritaires mais capables de paralyser tout le groupe. Mais cela peut aller très loin quand un leader populiste, tel Boris Johnson (mais il y en a tant d’autres !), fédère une large majorité pour prendre une décision que chacun regrettera un peu plus tard.
[iv] Plus de 300 chaines de télévision aujourd’hui (3 en 1980) et plus de 2500 radios aujourd’hui contre une dizaine de radios nationales à la fin des années 70.
[v] On constatera que même les médias les moins démagogiques construisent souvent leurs débats entre participants assez proches de leur ligne directrice